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Nous vivons dans une époque où l’économie paraît échapper au contrôle de l’être humain. L’histoire nous a démontré que les marchés financiers, laissés à eux-mêmes, ne tendent pas à l’équilibre. Bien au contraire, ils ont produit toujours des bulles, dont l’éclatement a provoqué aussi la crise qui affecte aujourd’hui la quotidienneté des individus. Dans un contexte de méfiance générale envers le Marché, il est important de redécouvrir que c’est l’être humain qui donne le sens aux actes économiques. Aujourd’hui plus que jamais, il faut mettre en valeur l’idée que l’économie est au sein des relations sociales. D’après Viviana Zelizer (2005), au fur et à mesure que le monde se standardise et se globalise, l’individu développe de nouvelles formes de « marquage » de l’argent et de nouvelles manières de définir la marchandise. Pour cela, l’individu participe infatigablement aux dynamiques économiques, qui ne sont pas évidemment impersonnelles.

Dans ce travail, la mondialisation a été présentée comme un « phénomène chaud » (Wieviorka 2002), dont la description ne se réduit pas à des considérations sur les échecs du système économique, sur le Marché. C’est à partir de cette posture qu’on a choisi un marché de quartier comme lieu d’observation local des activités économiques, connectées aux enjeux globaux.

 

La présentation du contexte socio-économique dans lequel s’insère le « marché du dimanche » a eu le double objectif de mettre en évidence la dimension spatiale du « quartier » et son histoire. On a noté que la définition des frontières de Porta Palazzo est controversée et qu’elle se décline selon les différents habitants. Le marché se révèle être ainsi un espace « frontalier », délimité par un dedans et un dehors qui se définissent à partir des normes formelles qui le gèrent. En même temps, le marché a été créé à un moment très précis, qui détermine l’avant et l’après de la « frontière ». Mais, les dimensions spatio-temporelles ne sont qu’un contour, le cadre où le sujet s’affirme en relation aux autres. Le rôle de l’enquête ethnographique montre toute sa puissance lorsqu’elle permet de décrire les relations en acte, ou « le sujet en situation » (Agier 2013). C’est pendant la performance du marchandage que l’individu se met en discussion, les attributions identitaires n’ayant du sens que dans l’imminence, « ici et maintenant ». C’est aussi pendant les échanges non marchands que l’individu s’approprie des identités qui lui sont attribuées pour ensuite les réinterpréter.

Le marché se révèle être un espace d’émersion, là où le Marché relègue à la marge. L’individu est alternativement exposé à la structure et à la communitas (Turner 1969), le marché étant la communitas, l’espace de l’absence de statut. C’est à travers un passage dans une condition de « liminarité » que le sujet peut ensuite émerger et changer de statut. Mais, le changement de statut ne coïncide pas exactement à un changement de classe sociale.

 

De là, il s’est révélé nécessaire de présenter les histoires de deux sujets qui ont fait du « marché du dimanche » leur espace d’émersion. Les deux hommes-frontière sont deux migrants qui grâce à l’activité commerciale se sont affranchis de la condition d’incertitude, transformant le « labyrinthe » de leur histoire personnelle en une aventure. Le changement de leur statut ne concerne ni un effort d’intégration dans la société, ni la volonté de s’opposer à elle. Ils se tiennent loin des formes publiques de la réussite et des services financiers, préférant instrumentaliser les droits que les institutions étatiques leur ont concédé. Ils ont cependant incorporé certaines règles implicites du système dominant, notamment la plus puissante d’entre elles, celle de l’esprit même du capitalisme, la gestion spéculative des gains étant sa manifestation la plus évidente.

Ainsi, leur émersion concerne plutôt une prise de conscience de la marche du monde. C’est pourquoi leur activité entrepreneuriale s’appuie sur les écarts et profite des défauts du système, des ses points faibles. Ils ont compris que la production illimitée n’est pas seulement un processus irréversible dont il faut espérer une inversion, la « décroissance ». Bien au contraire, ils ont pris conscience que l’individu ne se laisse pas submerger par les produits dont il devient un consommateur passif, mais il leur attribue toujours de nouvelles significations. C’est en exploitant l’hétérogénéité des significations qu’ils peuvent tirer profit. Ils ont compris aussi comment exploiter le décalage entre les pays plus riches et ceux moins riches, l’écart de prix et de la qualité d’un objet étant leur force. Par conséquent, il s’agit moins de stratégies « alternatives » au système que de « formes complémentaires », intégrées dans le même. On redécouvre ainsi par le bas la place de l’économie. Le regard se déplace du système dominant qui impose à la société ses règles univoques productrices de marginalisation, à la réalité ethnographique d’« économies multiples », imbriquées les unes dans les autres et définies par des logiques propres aux acteurs.

 

Est-ce qu’on peut parler de cette activité entrepreneuriale comme d’une « nécessité structurale de l’accumulation capitaliste à un stade avancé » (Portes 1999) ?

Je ne suis pas sûre de l’implication que ces formes économiques ont avec le système. Ce qui est sûr, c’est que le migrant ne doit pas en être le seul promoteur. J’ai présenté les histoires de deux étrangers, mais je suis convaincue que leur sensibilité pour le monde ne relève pas seulement de leur condition migratoire. Dans le monde actuel, on est tous des étrangers, obligés de nous perdre dans nos « labyrinthes », l’incertitude et le croisement de modèles culturels différents étant des conditions de vie. Les deux cas sont plutôt pris comme des exemples de changement par le bas et de consciente présence au monde, ce qui les rend des « citoyens cosmopolites ».

 

La condition cosmopolite est ainsi remise en discussion : quel est la place de l’appartenance nationale et des frontières étatiques devant la mobilité du monde ? Est-ce qu’on peut parler d’un sentiment de « conscience et responsabilité globale », comme principe inspirateur des citoyens cosmopolites ? Il s’agit de quelque chose de très pratique, d’une posture de l’individu face à la tendance du système de collectiviser le pertes en faveur des gains d’une minorité.

L’« utilité sociale » de l’anthropologie se manifeste alors lorsqu’elle nous montre que les êtres humains ont une responsabilité individuelle face aux contraintes structurelles. Ils ne sont pas des « pions sur l’échiquier », des victimes passives de l’histoire, mais des êtres « biens réels, capables de façonner leur avenir » (Bourgois 2001).

 

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